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- Brouillon -
26 février 2006

Tentative d'introduction à la lecture des Essais de Montaigne

- Méthode et outils de travail : j’ai relevé tous les passages où Montaigne parlait de son œuvre dans celle-ci. J’ai l’édition des Essais récemment publiée au PUF (2004) en un seul volume (édition Villey-Saulnier – qui a quelques fautes dans la ponctuation et qui invente des paragraphes alors que Montaigne n’en fait qu’une seule fois dans toute son œuvre) qui est la dernière parue actuellement et se basant sur le manuscrit de Bordeaux (avec indication générale des modifications de Montaigne entre les diverses éditions des Essais).


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Au pis aller, cette difforme liberté de se présenter à deux endroicts, et les actions d’une façon, les discours de l’autre, soit loisible à ceux qui disent les choses ; mais elle ne le peut estre à ceux qui se disent eux mesme, comme je fay : il faut que j’aille de la plume comme des pieds. La vie commune doibt avoir conferance aux autres vies (III, X).


Avant de pouvoir parler de Montaigne, comme pour tout autre auteur, il faut d’abord le lire. Remarque ridicule s’il en est. Mais lire Montaigne, dont le seul ouvrage revendiqué comme tel est Les Essais, est un exercice périlleux et particulier dans la tradition philosophique : quiconque s’y est risqué a pu se trouver désorienté par le désordre qui s’y trouve – et s’il n’en a pas été désorienté, c’est alors qu’il a raté quelque chose de Montaigne car, dit celui-ci, « puisque je ne puis arrester l’attention du lecteur par le pois, « manco male » [ce n’est pas mal ; NDLT] s’il advient que je l’arreste par mon embrouilleure » (III, IX).
Désordre donc, mais désordre revendiqué et assumé s’élevant, comme nous essayerons de le voir, bien au-dessus de la simple figure de style car placé au cœur de la pensée de Montaigne. Désordre irréductible, insoluble et devant le rester sous peine de manquer l’homme qu’est Montaigne. Désordre prenant la forme de successions d’exemples contradictoires au cœur d’un développement pourtant ciblé, de changement de thème soudain et impromptu, de questions laissées en suspend dont on cherche en vain la réponse en relisant le passage, de tensions, d’ajouts tirés de la vie de l’auteur en train de se dérouler alors qu’il était en train d’écrire, de contradictions au sein même de l’œuvre, de chapitres recensant uniquement des exemples, de titres de chapitres ne reflétant pas la matière qui y est traitée, etc.
Curieux livre que Les Essais, ou plus exactement : étrange livre, brisant toute possibilité de le systématiser ou d’en extraire une notion exempte de contradiction alors même que tout y est inextricablement lié. Et pourtant, Pascal, Descartes, Rousseau, Shakespeare, Lacan… s’en sont inspirés, parfois même mot à mot. Et pourtant il marqua non seulement son siècle, mais ceux après jusqu’à aujourd’hui même (il n’est que de regarder le programme de l’agrégation de philosophie cette année et les œuvres de divers domaines consacrés à Montaigne). Et pourtant, nous sommes toujours dans l’impossibilité de savoir si Montaigne fut un libertin, un athée ou bien un chrétien fidèle (dans une époque qui, rappelons-le, opposait protestants et chrétiens, athées et théistes).

Tout discours, toute lecture même de Montaigne, tout point d’entrée dans l’œuvre doit, après lecture des Essais, reconnaître l’arbitraire de ce point d’entrée. Y compris le mien. Pour tenter de légitimer ces « affirmations », je citerais Montaigne : « Tout argument m’est également fertille. Je les prens sur une mouche » (III, V), ma « mouche », ici, sont Les Essais. Arbitraire aussi du point d’entrée car il n’existe pas de problème posé par Montaigne dont la « solution » ne soit retravaillée, voir niée, par l’auteur – l’unique terme de l’ouvrage fut sa mort, non une atteinte ou une découverte de « vérité » mais une impossibilité d’écrire (nous ne pouvons affirmer que la dernière forme connue des Essais en livre la clef). Arbitraire, enfin, car l’auteur n’a d’autre intention que de parler de lui-même (c’est le dessein, dessin, des Essais et son originalité radicale dans l’histoire de la philosophie) et se faire connaître : Montaigne étant décédé, nous sommes à jamais dans l’impossibilité de savoir à qui il aurait, non pas accordé raison, mais accordé son amitié (« Outre ce profit que je tire d’escrire de moy, j’en espère cet autre que, s’il advient que mes humeurs plaisent et accordent à quelque honneste homme avant que je meure, il recerchera de nous joindre », III, IX).


De cela se dégagent quelques conséquences. Si Montaigne, dans l’avis au lecteur, annonce effectivement « c’est moy que je peins », qu’appelle-t-il « moy » ? « Le moi » ? « Un moi » ? A ces questions, j’incline à répondre ni l’un ni l’autre bien que certains commentateurs ont affirmé, ou affirment, que Montaigne atteignait l’universel dans le particulier ; qu’il découvrait le Moi ; qu’il construisait la morale universelle ; etc.
Ce « moy » de Montaigne (Montaigne lui-même) est poreux, « ouvert » (encore que je n’aime pas ce terme qui présuppose un espace apte à s’ouvrir), il est inextricable de son œuvre (« Je n’ay pas plus faict mon livre que mon livre m’a faict, livre consubstantiel à son autheur, d’une occupation propre, membre de ma vie ; non d’une occupation et fin tierce et estrangere comme tous autres libres », II, XVIII), de la société (« Mes defauts s’y liront au vif, et ma forme naifve [manière d’être naturelle ; NDLT], autant que la reverence publique me l’a permis », avis au lecteur), de ses connaissances (« je preste l’espaule aux reprehensions que l’on faict en mes escrits ; et les ay souvent changez plus par raison de civilité que par raison d’amendement : aymant à gratifier [être agréable ; NDLT] et nourrir la liberté de m’advertir par la facilité de ceder ; ouy [même ; NDLT], à mes despans », III, VIII), des étrangers par qui transite le livre (« Ne te prens point à moy, Lecteur, de celles [il s’agit des fautes d’impressions ; NDLT] qui se coulent icy par la fantaisie ou inadvertance d’autruy : chaque main, chaque ouvrier y apporte les siennes », III, IX) mais aussi et surtout, du lecteur même : « Un suffisant lecteur descouvre souvant és escrits d’autruy des perfections autres que celles que l’autheur y a mises et apperceües, et y preste des sens et des visages plus riches » (I, XXIV).

Cela ne signifie pas autre chose que lorsque nous lisons Montaigne, nous n’avons pas affaire à un objet, notre statut de « lecteur » est brouillé (et même réfuté dès l’avis au lecteur – « ce n’est pas raison que tu employes ton loisir en un subject si frivole et si vain » prévient Montaigne) et rien ne peut empêcher que, malgré nous (malgré nos précautions de « lecteurs ») et à cause de la rédaction des Essais, s’insinue plus que dans toute œuvre des parcelles de nous-mêmes : l’auteur nous y engage et nous y invite, se joue de toute tentative de synthèse qui ne parle, en définitive, que de nous – parfaite illustration du « Connais toi toi-même » Delphique (l’œuvre se « termine » par une recommandation à Apollon). A la lettre, nous ne lisons pas Montaigne, nous le fréquentons parce qu’il ne nous expose pas un système ou un dogme. Nous n’avons pas à faire à une vérité, ni à une recherche de vérité, mais à un engagement d’affects, à une recherche d’un échange d’affects (étayée par ce que l’on nomme le « scepticisme » de Montaigne – qui, dans la célèbre Apologie de Raymond Sebond (II, XII), essaye de réduire à néant les prétentions de la raison à la découverte de l’universel) permit une fois que le langage est dégagé de cet obstacle que constitue la vérité (ce qui ne conduit pas à un relativisme – Montaigne dépassant une fois encore ce clivage).


Les distinctions nettes et tranchées, les oppositions de termes (universel/relatif, nature/culture, public/privé, sujet/objet…) deviennent, sous le jugement de Montaigne, floues et incertaines, remettant en cause leur valeur et s’attachant à les dépasser puisqu’elles ne conviennent plus pour rendre compte de « l’individu » qu’il est. Mais au moins, pouvons-nous nous dire, reste-t-il sous cette apparence de désordre l’ordre présupposé par « Montaigne » lui-même. La subtilité n’échappe évidemment pas à l’auteur des Essais, et non pas à titre d’intellectualisme puisque ceci est englobé dans son dessein : « Moy à cette heure et moy tantost sommes bien deux ; mais quand meilleur, je n’en puis rien dire » (III, IX).
De « Montaigne », il ne reste alors que les lettres, unité synthétique fonctionnelle, identité forgée par la répétition et la mémoire sans aucune substance. La conséquence de cela est que le « moy » est « autre », « étranger » dans le changement, que lorsque Montaigne revient sur son œuvre pour y apporter des retouches, c’est un autre Montaigne qui peut ne plus être d’accord avec lui-même, qui revient sur sa pensée, à moins que ce ne soit le même qui se saisisse par un autre angle ? Ou bien qui saisisse la « chose » par un autre angle encore ? Ou tout cela ? En sort-il pour cela une pensée plus proche de son « objet » ? Plus « en accord » avec le « moy » ? Cette lecture est évidemment possible, ce ne sera pas celle que je privilégierai ici :

Ceci m'advient aussi : que je ne me trouve pas où je me cherche ; et me trouve plus par rencontre que par l'inquisition de mon jugement. J'aurai eslancé quelque subtilité en écrivant. (J'enten bien : mornée [emoussée ; NDLT] pour un autre, affilée pour moy. Laissons toutes ces honnestetez [formes de civilités ; NDLT]. Cela se dit par chacun selon sa force) ; je l'ay si bien perdue que je ne scay ce que j'ay voulu dire : et à l'estranger descouverte par fois avant moy. Si je portoy le rasoir par tout où cela m'advient, je me desferoy tout. Le rencontre m'en offrira le jour quelque autre fois plus apparent que celuy du midy : et me fera estonner de mon hésitation (I, X).


C’est la raison pour laquelle, plusieurs fois dans son œuvre, Montaigne précise qu’il ne supprime pas mais qu’il rajoute (ce qui n’est pas totalement vrai, mais il ne supprimera que très peu de passages et seulement après 1588) puisqu’il n’a pas de vérité à atteindre (plus précisément, la vérité est la reconnaissance de la contradiction qui habite Montaigne). Il ne cherche donc pas à supprimer la contradiction ni les tensions, il supprime, comme à son habitude, ce qui lui semble, dans l’instant, devoir l’être : la contradiction, comme le dit Tournon dans Montaigne. La glose et l’essai, ne doit pas être aplanie ou résolue mais doit se voir offrir une place légitime (« Tant y a que je me contredis bien à l’aventure, mais la vérité, comme disait Démades, je ne la contredis point », III, II).


Ce que l’on trouve dans les Essais est une pensée qui se fait, qui s'essaye, qui cherche et ne fait que chercher, et dont Montaigne met à jour le processus (les exemples ne sont jamais là pour simplement étayer un thème, mais pour en appeler un autre voir contredire le thème même qui les a appelé, ils sont réflexion et non subordonnés à l’exemplification de la pensée) : le « jugement » se trouve mis à nu dans son opération (« Je ne peints pas l’estre. Je peints le passage : non un passage d’aage en autre, ou, comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. », III, II) et tout est lié aux affects de Montaigne (on remarquera, dans les premiers essais, une tournure dissociant affect et intellect que Montaigne critiquera plus tard en disant que ces essais « puent un peu à l’estranger ») qui forment la trame, le fil de la lecture sans être constants.
Enfin, pour conclure et mettre un frein à cette introduction qui appelle, comme tout « point d’entrée » chez Montaigne, l’ensemble inextricable de sa vie et des Essais, je dirais que lorsque l’on lit Montaigne, il ne faut pas le faire dans une optique « détachée » en croyant que l’on sera confronté à des affirmations ou à l’exposition d’un système ou encore à des principes (il n’est rien de plus obscur que les principes de Montaigne) s’offrant à la réfutation : il faut le faire en s’attendant, au moins à une première lecture, à n’être renvoyé qu’à soi-même (de par les phrases qui marqueront, de par la vision qui se dégagera de Montaigne et qui se révèlera, après étude du texte de près, fausse ou incomplète) et, plus encore, à se sentir « libre » de ne pas être en accord avec Montaigne puisqu’il ne fait que confesser son ignorance devant tout ce que lui présente cette espèce d’étranger qu’est son esprit (« Mais je trouve, variam semper dant otia mentem [L'oisiveté dissipe toujours l'esprit en tous sens ; NDLT], que au rebours, faisant le cheval eschappé, il se donne cent fois plus d'affaire à soy mesmes, qu'il n'en prenoit pour autruy ; et m'enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon aise l'ineptie et l'estrangeté, j'ay commancé de les mettre en rolle [enregistrer ; NDLT], espérant avec le temps luy en faire honte à luy mesmes », I, VIII) et qu’il espère, comme lui tire profit pour lui-même des exemples d’autrui, que le lecteur tire également profit pour lui-même de cette « galimafrée » qu’il tient sous les yeux.


Moy qui me vente d’embrasser si curieusement les commoditez de la vie, et si particulièrement, n’y trouve, quand j’y regarde ainsi finement, à peu près que du vent. Mais quoy, nous sommes par tout vent. Et le vent encore, plus sagement que nous, s’ayme à bruire, à s’agiter, et se contente en ses propres offices, sans désirer la stabilité, la solidité, qualitez non siennes (III, XIII).

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