Sisters Of Mercy, brouillon (II)
Je relis La naissance de la tragédie
(Nietzsche) et j'avais déjà eu l'impression que la musique des Sisters
se rapprochait beaucoup de la philosophie de Schopenhauer (inspirateur
de Nietzsche - entre autres) : une musique qui dégage un sentiment
d'absurdité, parce que répétitif (les basses, la boîte à rythmes,
fonctionnent toujours sur le même schème au long de la chanson).
Pourtant, lorsque j'écoute Sisters, je ne me trouve pas plongé dans un
état de désespoir - la musique me fait ressentir quelque chose que je
n'arrive pas encore à qualifier (mais qui ne se classe ni dans l'espoir
ni dans le désespoir).
Cet état ressemble à celui dans lequel j'étais lorsque j'ai eu fini
de lire une anthologie de Schopenhauer, parce que sa philosophie (qui
est une esthétique) se termine sur une note presque contradictoire, un
oxymore : il est inutile et vain de vivre la vie parce que celle-ci
n'est que répétition d'une souffrance infinie et indépassable ;
pourtant, Schopenhauer nie que le suicide soit un acte échappatoire à
cette existence (il affirme le contraire d'ailleurs) et dit voir dans
la science une chose pouvant soulager la souffrance - même si c'est
impossible.
Sa philosophie se termine sur cette note étrange, comme un point d'interrogation, un problème non résolu.
Bref (vous m'excuserez, je cause aussi pour moi).
Dans La naissance de la tragédie,
Nietzsche fait appel à deux forces esthétiques : le dionysiaque et
l'apollinien. L'apollinien, c'est le principe d'individuation (ce qui
fait qu'un individu est particulier, bien qu'appartenant à un type : le
type humain - je pense qu'il faut comprendre l'apollinien comme une
singularité qui coupe, isole de l'autre). Le dionysiaque, c'est la
force qui casse l'individuation et réunit les "individus" dans un fond
commun (l'ivresse de Dionysos - l'Être). La composante de ces deux
forces antagonistes trouve son expression parfaite dans la tragédie
Grecque (selon Nietzsche).
En gros, c'est ça, je reviendrai sur le dionysiaque après.
Je pense que tout le monde sera d'accord pour dire, qu'au moins
dans la période FALAA (avec toutes les démos proche de l'album : Body
And Soul, Alice, Temple Of Love, Heartland, On The Wire, etc.), la voix
d'Andrew se brise contre quelque chose. Elle est en lutte contre
quelque chose (on le sent très bien sur la fin de Some Kind Of
Stranger) : ses fameux trémolos, mais qui ne se terminent jamais en
pleurs.
Ce contre quoi elle lutte, ce sont les basses, les guitares et la
boîte à rythme (bien que l'ensemble, avec la voix, traduise quelque
chose, pour moi, d'inséparable et d'insécable - on dirait que tout ça
n'a jamais été qu'un, quand la voix se rajoute sur les mélodies, c'est
absolument sans accro, c'est enchâssé). Avec leurs mélodies
hypnotiques, répétitives, c'est le dionysiaque qui est exprimé.
L'apollinien, c'est la voix d'Andrew (superbe) et les textes.
J'explique (ou plutôt Nietzsche explique) :
- Le dionysiaque : c'est le fond de l'Être, la réalité la plus
forte qui est absurdité et répétition, qui ne fait que s'engendrer et
se détruire elle-même par une Volonté infinie. C'est ce qui fait que
l'on éprouve, à un moment ou un autre, la vacuité de tous les Idéaux,
de la Vérité et que l'on prend l'absurdité et la vanité de l'existence
en pleine face. Derrière ces grands termes, c'est une expérience banale
et simple : "à quoi bon ?", "ça sert à rien"... C'est aussi ce qui
créé, indéfiniment, les phénomènes (les choses, les individus) : le feu
héraclitéen, la prodigalité aveugle et répétitive de la nature, la
démesure dans l'ivresse.
- L'apollinien : c'est ce qui s'efforce de mesurer l'individu,
pour ne pas qu'il perde sa singularité et qu'il puisse vivre protégé de
la terrible vérité dionysiaque (un monde sans sens). Il incarne la
maîtrise, l'action aux côtés des phénomènes et en tant que phénomène :
quelque chose comme la confiance dans les capacités que l'on possède
(science, raison, sentiments) - le "regard solaire" dit Nietzsche - et
de l'ordre du Beau. Pour ce que ça vaut, l'apollinien me fait penser à
la statue grecque parfaitement proportionnée, un corps finement musclé,
etc.
Dionysiaque et Apollinien étant, bien évidemment, comme le yin et
le yang : inséparables, chacun se reconnaissant dans l'autre. Leur
réunion, exprimée, provoquant le sentiment tragique.
La voix, et les textes d'Andrew, incarnent l'apollinien confronté
aux guitares, basses et au doktor dionysiaques. Ainsi, au fur et à
mesure que la chanson avance, les éléments hypnotiques et répétitifs ne
faiblissent pas, ils sont constants, tandis que la voix d'Andrew se
fissure, se brise, est marquée par cette absurdité qui vient détruire
son histoire, ses idéaux, lui faire ressentir pleinement sa vanité.
Toute la tension provient du fait que la voix d'Andrew reste puissante,
elle ne laisse jamais l'instrumental vaincre mais est toujours en
lutte, crispée dans son effort de ne pas abandonner. En clair : elle se
teinte de dionysiaque (sa voix grave y est prédisposée sans doute)
tandis que le dionysiaque finit par se teinter d'apollinien (peut-être
les petits filets de guitare entremêlés aux basses et à la boîte à
rythme).
First And Last And Always : cette lutte n'a pas de fin. Elle est en équilibre (On the wire, I will not fall).
Ainsi, la musique des Sisters serait tragique, en ce qu'elle exprime la
jouissance prise à la destruction des phénomènes et la nécessité de la
reformation de ces phénomènes comme esthétique permettant de prendre
joie de leur continuité. Andrew est le héros tragique aux prises avec
la fatalité qui le brise.
Bon, je m'arrêtes là, parce que je suis fatigué. Il y aurait encore
des trucs à citer dans les textes et plein de choses à dire. Et puis,
je dis peut-être n'importe quoi, je n'ai pas lu grand'chose sur les
Sisters.
Tear apart what you believe,
Make a mess of your conviction,
Take away my pride and leave,
Nothing, but the debris