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- Brouillon -
16 février 2006

Montaigne et l'interdit de la pensée

"Car les opinions des hommes sont receues à la suite des créances anciennes, par authorité et à crédit, comme si c'estoit religion et loy. On reçoit comme un jargon ce qui en est communément tenu [cru ; NDLT] ; on reçoit cette vérité avec tout son bastiment et attelage d'argumens et de preuves, comme un corps ferme et solide qu'on n'esbranle plus, qu'on ne juge plus. Au contraire, chacun, à qui mieux mieux, va plastrant et confortant cette créance receue, de tout ce que peut sa raison, qui est un util [faculté ; NDLT] soupple, contournable et accomodable à toute figure [qui peut prendre toute forme ; NDLT]. Ainsi se remplit le monde et se confit en fadesse et en mensonge. Ce qui fait qu'on ne doute de guere de choses, c'est que les communes impressions, on ne les essaye [met à l'épreuve ; NDLT] jamais ; on n'en sonde point le pied, où gist la faute et la foiblesse ; on ne débat que sur les branches ; on ne demande pas si cela est vray, mais s'il a esté ainsin ou ainsin entendu. On ne demande pas si Galen a rien dit qui vaille, mais s'il a dit ainsin ou autrement. Vrayement c'estoit bien raison que cette bride et contrainte de la liberté de nos jugements, et cette tyrannie de nos créances, s'estandit jusques aux escholes et aux arts. Le Dieu de la science scholastique, c'est Aristote ; c'est religion [cas de conscience, faute grave ; NDLT] de débatre de ses ordonnances, comme de celles de Lycurgus à Sparte.
[...]
Et qu'est-il plus vain que de faire l'inanité mesme cause de la production des choses ? La privation, c'est une négative ; de quelle humeur en a-il peu faire la cause et origine des choses qui sont ? Cela toutesfois ne s'auseroit esbranler, que pour l'exercice de la Logique. On n'y débat rien pour le mettre en doute, mais pour défendre l'auteur de l'eschole des objections estrangeres : son authorité, c'est le but au delà duquel il n'est pas permis de s'enquérir. Il est bien aisé, sur des fondements avouez [admis ; NDLT], de bastir ce qu'on veut : car, selon la loy et ordonnance de ce commencement, le reste des pièces du bastiment se conduit ayséement, sans se démentir. Par cette voye nous trouvons nostre raison bien fondée, et discourons à boule veue [en toute facilité ; NDLT] : car nos maistres praecuppent [occupent d'avance ; NDLT] et gaignent avant main autant de lieu [autant de place ; NDLT] en nostre créance qu'il leur en faut pour conclurre après ce qu'ils veulent, à la mode des Géométriens, par leurs demandes avouées [axiomes ; NDLT] : le consentement et approbation que nous leur prestons leur donnant dequoy nous traîner à gauche et à dextre, et nous pyroueter à leur volonté. Quiconque est creu de ses présuppositions, il est nostre maistre et nostre Dieu : il prendra le plant de ses fondemens si ample et si aisé que, par iceux, il nous pourra monter, s'il veut, jusques aux nuës."

Montaigne, Les Essais.

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Commentaires
E
Une "pensée", digne de ce nom, est celle qui s'essaye à briser cet interdit, et pas par simple jeu logique.
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